Une autre vérité — épisode 2

21-11-2013

Ce texte de fiction est le deuxième épisode de la série « Une autre vérité ». Le début est ici.


— Mathias, on en est où ?

Comment ça on en est où ? À ton avis ? Il s'est passé 20 minutes depuis que tu m'as demandé la dernière fois triple andouille ! J'ai à peine eu le temps de vérifier Facebook en fait. Mais bon, je ne suis pas sûr que ce soit le type de réponse que tu attendes. Je vais plutôt me tenter un truc plus soft.

— Ça avance patron. Je devrais avoir fini ce soir. — Ça tombe bien, il faut que ça soit envoyé avant 22H.

Une soirée sympathique en perspective. Travailler plus pour gagner plus qu'il disait ! Encore de la pub mensongère. Travailler plus pour gagner le droit de travailler aurait été plus honnête comme slogan. Mais beaucoup moins vendeur, je vous l'accorde.

Fût un temps où j'avais des rêves et, je dois l'avouer, ils n'avaient rien à voir avec passer des soirées entières à lancer des campagnes marketing pour le prochain iBidule. Mais le souci avec les rêves, c'est que ça ne ne nourrit pas son homme. Ça ne paye pas son loyer non plus, et encore moins son prêt de voiture.

Pourtant ils étaient chouettes mes rêves, il faut bien l'avouer. Je rêvais d'être écrivain. Je racontais des histoires fabuleuses, je faisais briller les yeux de mes lecteurs, je leur donnais un peu du bonheur que je prenais à écrire.

Maintenant, je vends du rêve, non pas pour divertir et faire réfléchir les gens, mais pour faire en sorte qu'ils enrichissent les sociétés qui les abrutissent. Il y a fort à parier qu'un jour on ira en prison pour ça : abus de faiblesse, faux et usage de faux, racket en bande organisée, j'en passe et des meilleurs. Mais pour l'instant j'ai encore cette chance : tout ce racket organisé est toléré. Il paraitrait même qu'il est encouragé et qu'il porte un nom : on appelle ça la croissance.

— MATHIAS ! Oups, Ça sent la boulette. — Vous dormez ou quoi ? Pas loin en effet. — Désolé patron j'étais en pleine réflexion. — Je vous ai envoyé les dernières corrections par mail, vous ferez bien attention de ne pas les oublier.

Ça m'a toujours amusé les gens qui venaient vous prévenir qu'ils vous avaient envoyé un mail, comme si ce n'était pas le but du mail à la base : passer une information sans avoir à se déplacer. Menfin, admettons. Je ne suis plus à une absurdité près.

— Ça marche, je vais m'en occuper.

L'air est sec et chaud, le poêle à bois crépitant au coin de la pièce y est certainement pour quelque chose. Avec la musique classique en fond, on se croirait en plein milieu d'une scène romantique Hollywoodienne, à un détail prêt : je ne suis pas Brad Bitt et Dolores n'a d'Angelina Jolie que la couleur de ses cheveux. J'avoue ne pas avoir passé trois heures à choisir le restaurant, celui qui est sorti en haut de mes résultats de recherche a été le bon. La qualité culinaire passera au second plan ce soir, on a du temps perdu à rattraper.

— Alors comme ça tu travailles dans une société de marketing ? — Oui, je fais du retargeting publicitaire. — À tes souhaits ! C'est quoi ce machin ? — C'est assez simple à vrai dire, on se sert de tes habitudes sur internet pour t'afficher de la pub plus pertinente. Tu ne t'es jamais demandé pourquoi, après t'être intéressé à une marque de parfum sur internet, on t'affichait majoritairement des publicités de parfum ensuite ? — À vrai dire non, mais maintenant que t'en parles… — Le but est de cibler les publicités. C'est beaucoup plus rentable d'afficher des publicités pour des parfums à des personnes qui s'intéressent aux parfums qu'à des personnes fan de tuning ! — En effet ça se défend. Même si je parie que dans les fans de tuning, il doit bien y en avoir un ou deux qui se parfument… — Madame est connaisseuse ? — Ahah, tu sais bien que les gros engins, ça a toujours été ma passion ! — Dolores ! — Ouuuuiiiiii ? 0:-)

C'est ce que j'aimais chez Dolores : le politiquement correct elle ne connaissait pas. Ça me faisait un bien fou de parler avec elle. J'avais l'impression de revivre. Certaines personnes ont la particularité de vous mettre à l'aise dès que vous discutez avec elles, Dolores était l'une d'elles.

J'avoue que lorsque j'ai reçu sa demande d'ami sur Facebook, je n'avais pas percuté de suite. Dolores Lavantin, ça ne me disait rien. Encore un inconnu de plus dans ma liste d'amis. Je n'étais plus à un ami virtuel prêt. Et puis une fille, ça ne se refuse pas. On ne sait jamais, sur un malentendu… C'est quand elle m'a envoyé un message que j'ai percuté. Personne ne m'avait appelé Loulou depuis au moins 15 ans.

— Lavantin, c'est le nom de ton mari ? — Oui. Brusquement, son visage sembla se fermer. — Ça fait longtemps que vous êtes mariés ? — Ça fera un peu plus de deux ans maintenant. Et toi, toujours à la recherche de l'âme sœur ? — Je n'irai pas jusque là. Je crois que pour l'instant, je pourrais me contenter de quelqu'un qui veut bien de moi !

Elle esquissa un petit sourire moqueur. Le brouhaha des clients mêlé à la musique classique donnait l'impression de se retrouver au milieu d'une piste de danse. On aurait aimé se parler et danser, mais le tumulte ambiant rendait la communication impossible. Le moment tant redouté était arrivé. Celui où nous n'aurions plus rien à nous dire.